Les années Jair Bolsonaro (2019-2023) ont été pour le Brésil une époque de violence, de régression sociale et économique, de polarisation politique, et de désastres environnementaux. Elles ont vu sa démocratie chanceler sous la pression conjointe d’un président nostalgique de la dictature, d’une confrontation ouverte entre lui et la Cour suprême, d’un Congrès divisé et rapace, et d’institutions policières et militaires tentées par un retour à l’autoritarisme. Évidemment, la pandémie y était pour quelque chose : avec plus de 700,000 morts le pays se place en effet dans le peloton de tête des grandes économies—avec les États-Unis et la Grande-Bretagne—pour la proportion de la population affectée. Mais c’est chez Jair Bolsonaro lui-même qu’il faut chercher le ressort principal du désastre des dernières années, un règne de mépris de la décence, de l’humanité et de la bienveillance, copie tropicale de l’ex-président Trump.
Sortir de la nuit
De cette nuit cauchemardesque, le Brésil et Luiz Inacio Lula (2003-2011), élu pour un troisième mandat en 2023, n’émergent toutefois que dans un petit matin blême. Accueilli après quelques jours au pouvoir par une tentative de coup d’État, le « nouveau » président se meut pour ce nouveau mandat dans un marécage économique et politique qui lui laisse très peu de liberté de mouvement. Depuis son élection, il panse les blessures infligées au secteur public par son prédécesseur, réinvestit en éducation et permet aux agences environnementales de faire leur travail, et entreprend d’expulser les mineurs illégaux des réserves autochtones.
Malgré des problèmes de santé, il essaie, tant bien que mal, de rapiécer la société brésilienne. Mais l’économie ne se remet que lentement du choc d’une pandémie qu’avait précédé, sous son héritière Dilma Rousseff (2011-2016), la pire crise qu’ait connu le pays depuis cinquante ans. Masqués pendant les premiers mandats de Lula par l’explosion du prix des matières premières, les problèmes structurels du pays refont surface, des lacunes du système d’éducation à une désindustrialisation accélérée entamée dans les années 1990. Le pays voit les grands rêves de l’après-guerre, portés par la sidérurgie et l’industrie automobile, s’effacer pour faire place à la dominance d’un secteur tertiaire peu productif, pour l’emploi, et d’un secteur primaire, des mines et du soya à la production animale, pour la croissance. Son taux inespéré de 2.9% de croissance en 2023—dont la modestie est en soi révélatrice—est porté par le bond formidable (15%) de la production et des exportations agro-alimentaires, qui ne représentent pourtant que 7% du PIB du pays.
Le paysage politique n’est guère plus ensoleillé. Le Parti Libéral de Bolsonaro dispose du plus grand nombre de sièges dans un Congrès que se divisent 18 partis politiques et on s’entend maintenant, chez les spécialistes, pour dire qu’est en déréliction le « présidentialisme de coalition » avec lequel, tant bien que mal, on gouvernait le pays depuis la fin de la dictature en 1985: au marchandage de sièges au cabinet, de nomination dans les secteurs public et parapublic et, dès lors, de budgets à contrôler, s’ajoute maintenant une mécanique encore plus dysfonctionnelle centrée sur la concession systématique de fonds liés à des amendements introduits par des députés qu’encadrent moins que jamais les partis politiques.
Avec un secteur public déjà gonflé à bloc, une dette dont le service est de plus en plus contraignant et des perspectives de croissance anémiques, les options du gouvernement sont limitées. Pour le moment, le très capable ministre des Finances, Fernando Haddad, s’attache simplement à contrôler les dépenses tout en assurant le maintien des services publics et de santé, ce qui ne plaît guère aux militants du Parti des travailleurs de Lula, pour qui la discipline fiscale s’apparente avant tout à un complot capitaliste.
Accueilli après quelques jours au pouvoir par une tentative de coup d’État, le « nouveau » président se meut pour ce nouveau mandat dans un marécage économique et politique qui lui laisse très peu de liberté de mouvement”
Un passé encombrant
Lula doit par ailleurs composer avec une légitimité politique qu’entame encore le scandale milliardaire de Lava Jato. Il est maintenant clair que sa condamnation à 12 ans de prison et les 580 jours qu’il a purgés en captivité ont été le fait d’une machination politique menée par le juge Sergio Moro—qui devint Ministre de la Justice dans le premier cabinet de Bolsonaro et siège maintenant au Sénat—pour l’empêcher d’être candidat aux élections de 2018. Il demeure que des milliards de dollars de fonds publics ont été détournés alors qu’il était au pouvoir et le refus de Lula et de son parti d’assumer quelque responsabilité pour le scandale ont facilité leur association, dans la propagande de l’opposition, au crime et à la corruption.
Dans cette grisaille, Lula demeure populaire (50% d’approbation, selon les sondages) mais il semble un peu démuni. Il s’implique dans les micro-négociations dont dépend, au jour le jour, la gouverne politique du pays, mais ne domine guère l’agenda politique. Principale cible du coup d’État manqué de janvier 2023, il laisse à l’ambitieux Alexandre de Morais, de son siège à la Cour Suprême, prendre tout le crédit de la défense de la démocratie dans le pays. Il est aussi largement absent des débats entre son parti et Fernando Haddad sur la politique économique. Qui plus est, ses réflexes et idées ont quelque chose de suranné : ainsi de son programme de voitures populaires, de sa sympathie pour l’exploration pétrolière en Amazonie, de son refus de nommer des femmes à une Cour Suprême qui voit maintenant des hommes occuper 10 de ses 11 sièges ou, dans le même registre, de son silence dans le débat sur l’avortement, qui est toujours criminalisé au Brésil.
Une perte d’influence dans le monde
La politique étrangère, une de ses forces au début du siècle, ne lui sourit pas non plus. Ici aussi, ses vieux réflexes le trahissent. Victime lui-même du dévoiement d’un système de justice et ayant échappé in extremis à une horde anti-démocratique, il fait montre d’une indulgence gênante devant les frasques dictatoriales d’un Nicolas Maduro, au Venezuela, qui n’a de gauche que la manière, et refuse d’appuyer le Chili progressiste de Gabriel Boric dans sa condamnation des dérives répressives de l’ex-révolutionnaire Daniel Ortega, président du Nicaragua.
Sa remise en cause de la dominance de l’Occident dans les grandes instances internationales trouve aujourd’hui moins de sympathie dans des démocraties libérales dont aucun leader ne l’accueillerait, comme le fit Barack Obama, en le présentant comme « my man». Et si les BRICS et autres coalitions Sud-Sud du début du siècle apparaissaient comme des tremplins intéressants pour le Brésil, leur exploitation géopolitique de plus en plus claire, par une Russie imprévisible et une Chine de plus en plus impériale, amputent fortement le potentiel politique de ces alliances pour un pays qui demeure, militairement, une puissance très moyenne.
Même dans sa région, enfin, le Brésil ne semble pas pouvoir recouvrer l’influence et le prestige qu’il avait auparavant. Les présidents de gauche de la Colombie et du Chili, plus « modernes, » soucieux d’équité de genre et de protection de l’environnement, ont peu d’atomes crochus avec Lula. L’élection en Argentine de Javier Milei, un ultra-libéral déchaîné, ne promet aussi que des migraines, et la diplomatie luliste ne semble savoir que faire des velléités expansionnistes du Venezuela en Guyane.
Même l’Équateur, jadis partenaire du Brésil à l’époque de la « vague rose » des années 2000, cherche maintenant dans le petit El Salvador du brutal Nayib Bukele, plutôt qu’au Brésil, la solution à ses problèmes de sécurité. Le monde extérieur, en somme, jadis grand terrain de jeu où Lula pouvait exploiter la légitimité que lui confère une trajectoire personnelle extraordinaire et déployer son charme rustique et ses remarquables qualités de médiateurs, ne semble guère plus accueillant que sa cour arrière de Brasilia.
Tout cela étant dit, il reste que dans la sombre barbarie qui gagne le monde, la présence de Lula à la tête du Brésil représente une petite éclaircie. Car son pays–dixième économie, sixième population, puissance environnementale—est important, et parce qu’on peut parler et faire des choses avec cet homme décent, pacifique et soucieux de justice sociale.
[Publication originale: Conseil des Relations Internationales de Montréal]